I. Tu ne sauras jamais ! - Oublions le passé ! - Martini et, Martini.
Combien d'autres anecdotes je pourrais raconter,
aussi cocasses et non moins navrantes : celle de
Tesoro mio (Le Coeur de Ninon), dont mon confrère
et ami Pierre Chapelle me confia le soin de faire
les paroles après avoir pris celui de se réserver, chez
l'éditeur, une honnête royalty ; celle de Chante,
Miarka ! que j'écrivis sur les motifs déja édités de
la Chanson bohémienne, du tzigane Boldi; celle
de Dernière Valse (Puisque ton coeur n'a plus
d'amour)... que cette rosse de Martini trouvait plaisant d'appeler "I'avant-dernière" ! celle de la
Deuxième Serenata de Toselli, que le maestro prétendait titré son chef-d'œuvre et qu'il essaya vaine-
ment d'imposer au grand public; celle de Paris !
(Paris, o ville infâme et merveilleuse !...) que l'éditeur accepta de publier "pour me faire plaisir!";
celle de Griserie, écrite avec Pierre Varenne, sur
une musique de A. Bose, et que Vorelli déclarait
inchantable avant qu'il en eut fait le gros bénéfice
que l'on sait; celle d'Un Refrain de Paris, la première chanson chantée en fran?ais par Raquel Meller; celle de Je ne sais pas si je vous aime, qui dormait depuis quinze ans dans les cartons de l'éditeur
quand Joseph Rico, le compositeur, se décida à la
reveiller en l'éditant lui-même; celle, enfin, de Tu ne
sauras jamais !... qui fixe un petit point d'histoire
et vaut d'être rapportée.
Depuis longtemps, je voulais écrire une chanson
qui fit un monologue, un soliloque. J'ai toujours
trouvé ridicule Ie chanteur qui, devant Ie trou du
souffleur, parle à un personnage imaginaire, lui dit
son amour ou lui reproche sa cruauté...
Rico, avec qui je venais de faire J'ai tant pleuré...
et Pardon ! deux chansons selon la formule, m'ap-
porta un jour une valse nouvelle. Je voulus tenter
la-dessus l'expérience. Je trouvai bientôt le refrain:
Non, tu ne sauras jamais,
O toi qu'en secret j'adore,
Si je t'aime on si je to hais,
Si je raille ou si je souffre encore, etc.
C'etait, par lui exprimée tout haut, I'intime pensée de l'homme trahi parce qu'il fut sincère, .et qui,
pensant a la nouvelle aimée, se jure de n'avoir pas,
cette fois,_l'imprudence de lui dire son amour.
Nous decidames d'aller soumettre nbtre chanson
a 1'?diteur H. Delormel qui commen?ait à appliquer
les méthodes de publicité employées si utilement
aujourd'hui par ses confrères.
:
Henri Delormel était le fils du collaborateur de
Garnier, le parolier d'"En r'venant d' la r'vue", du
"Pere La Victoire" et de vingt autres succès populaires. Commercant plus qu'artiste, il était de ceux
qui pensent qu'il suffit, pour faire un succès, de
crier au chef-d'œuvre, et que l'on peut lancer une
valse comme on lance un savon ou une vedette de
music-hall.
- C'est entendu, nous dit-il en caressant du bout
du petit doigt la cendre de sa cigarette, je suis
disposé à faire un effort. Votre signature est "commerciale" : c'est là l'important. Je vais d'abord
faire choix d'un interprète. Quand a l'édition, je
la "sortirai" à mon heure. Mais, voyons la chanson.
Rico s'était mis au piano. Je fredonnai
Non, tu ne sauras jamais,
O toi qu'en secret j'adore...
Delormel m'arreta
- O toi qu'en secret... toi qu'en secret... je
n'aime pas beaucoup ?a !
- Parbleu ! repliquai-je, le premier parolier venu
aurait écrit : O toi qu'aujourd'hui...
- Très bien, déclara Delormel, très bien, toi
qu'au jourd'hui; au moins, ?a, c'est clair, direct.
Je me cabrai :
- Ah! non, j'ai voulu faire un soliloque, un monologue !... le chanteur est seul sur la scène; il est
logique que...
- Le public est routinier, affrma notre éditeur
avec un fin sourire, et vous n'y changerez rien.
- Tout de même, retorquai-je, le public n'est
pas exclusivement composé d'imbéciles!
- Eh bien, me dit Delormel, nous ferons deux
editions : l'une pour les imbeciles, l'autre pour les
gens intelligents.
A l'époque o? fut lancé Tu ne sauras jamais! j'ai maintes fois entendu de braves gens s'etonner
que j'aie pu écrire un refrain qui leur paraissait
incompréhensible...
J'aurais pu prendre la peine de les éclairer et de
les confondre en leur chantant les couplets. Je me
suis contenté de leur expliquer : ? On a fait deux
versions, l'une pour les gens intelligents, et I'autre...
Et voila : vous êtes tombé sur l'autre !".
L'imprudente modification apportée par l'éditeur
n'empêcha pas le succès de la chanson. Il est vrai
qu'il fut singulièrement aidé par le talent des artistes : Marise Damia, Junka et la charmante divette
Carmen Vildez, l'idéale interprète des valses chantées qui,
dans le même temps, lan?ait à
l'Eldorado une autre romance
non moins mélancolique
Quand reviendront les hirondelles, dont j'avais fait la musique en collaboration avec
Ie jeune compositeur Léon
Amouroux.
Maintenant, ma réputation
de valselentier etait bien établie. Trop bien, hélas! J'étais
catalogué, etiqueté et accusé,
sans le savoir, d'être l'auteur
de toutes les valses à la mode:
les meilleures et les pires !
Je rencontrai un soir, dans
une brasserie du Quartier Latin, mon excellent confrère le
chansonnier Augustin Martini, ce vieil enfant terrible, impitoyable aux ridicules de ses contemporains.
Eh ! be me dit-il, avec cet accent cocasse qui
donne une saveur particulière à ses moindres propos, eh ! be ! je t'en fais, une réclame!
- Une réclame ?...
- Eh oui! Depuis des mois, tons les soirs, a
Montmartre, dans mon cabaret, je fais rigoler le
public en lui gazouillant : Oublions le passé !
" Avoue que ce nest pas fort ?
- Tu 'manques d'indulgence, répliquai-je; mais
ton appréciation me
laisse indifférent.
Martini me prit par
le bras
- Allons, allons !
ne te fâche pas. Je te
blague, mais pas méchamment...
Je m'en fous, te
dis-je... et pour cause:
la chanson n'est pas
de moi l Pas de toi ! Et
voila six mois que je
t'engueule tous les
soirs!... Alors, de quoi
ai-je l'air, moi ?...
- Je te laisse, lui
répondis-je, le soin de
le deviner...
Quelques jours plus tard, j'assistais, a côté d'une
charmante jeune femme, a une quelconque soirée
de gala. Le programme m'intéressait moins que ma
voisine, et je cherchais l'occasion de lui adresser
la parole, lorsqu'un artiste, sur la scène, annonca Plaisir d'amour, de Martini ?. Doucement, ii
chanta
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment;
Chagrin d'amour dare toute la vie...
Ma voisine se pencha a mon oreille
- Pardon, monsieur! Cette chanson si triste est
de ce monsieur Martini qui est si rigolo?
-- Oui, mademoiselle, répondis-je simplement.
Et, à part moi, je pensai : "Brave Augustin, je
lui devais bien - ?a"
II. Le Martyre du valselentier. - Pourquoi je ne suis pas "chansonnier rosse"
Un confrère aimable ou peut-être taquin écrivait
un jour, après avoir cité les titres de mes plus langoureuses chansons "On n'est pas impunément
le parolier de tant de valses célèbres..." Hélas! Et
me voilà bien puni! Parce que j'ai collé sur des
musiques desolées les paroles qui me paraissaient
propres à souligner leur tristesse; parce que, cédant
aux sollicitations de mes éditeurs, j'ai versé des
larmes consciencieuses sur tous les bostons et sur
toutes les mélodies en renom, je reste, pour le grand
public, le poète des amours incomprises et des vai-
nes désesperances ! Et pourtant... pourtant, est-on
bien sûr que telles chansons, en apparence sentimentales, sont d'anodines romances? Prenez garde
qu'il y a, dans quelques-unes, plus d'ironie que de
sincère émotion.
Damia me rappelait un jour les paroles de "Va-
t'en !" que Dickson chanta longtemps en essayant
d'en adoucir l'âpreté.
Tous les deux, maintenant, reprenons notre route.
Si j'ai souffert de toi, d'autres me vengeront.
Nous vieillirons tous deux; mais avant moi, sans
doute, Tu verras se creuser les rides de ton front.
Et quand tu passeras, toute pale et défaite,
Sous mes cheveux blanchis, reste jeune pourtant,
Plus indulgent que tot, je tournerai la tête,
Et tu ne verras pas mon sourire méchant.
Va-t'en ! mon cœur déjà ne sou ffre plus qu'à peine.
Ce soir, tout le passe s'ef face en un instant.
Un autre amour, demain, va consoler ma peine.
Je croyais en mourir : je sots gueril va-t'en ! ...
C'est une valse lente, et c'est aussi une chanson
rosse, que dis-je? une chanson cruelle... Sans doute,
au travers de ces strophes, apparalt encore ma sensibilité, comme dans L'Araignée et dans bien d'autres chansons amères; mais, en marge de mon œuvre poétique, combien de chansons légères j'ai grif-
fonnées o? se devine mon insouciance et qui clament mon amour de la vie : Le Joli Voyage avec
Thérèse Wittmann, Confidences sur la gavotte de
J. Wesly, L'Heure du Frisson aver Paul Abries,
Idylle parisienne avec Christiné, Le Coup de l'Etrier avec Ch. de Bucowich, Si je n'étais pas passé par là...
avec Louis Billaut, La Prière d'une Vierge (version
profane), et combien de chansons satiriques et de
couplets d'actualité que chantèrent Nine Pinson,
Camille Stefani, Suzanne Desgraves, etc.
Charles Fegdal, l'écrivain qui le mieux connait
les choses et les gens de Paris, prit un jour la
peine de présenter, dans une conférence à la Lune
Rousse, une série de mes chansons joyeuses. Mon
confrère avait intitulé sa causerie : Un Poète mélodiste chansonnier rosse, et spirituellement it s'était
appliqué à démontrer qu'il y a, dans tout poète,
deux êtres dissemblables qui se moquent volontiers
l'un de l'autre... Peine perdue! Ce fut le poète que,
ce jour-là encore, le public applaudit, et le succès
alla a une certaine Pavane inattendue que je m'étais
amusé à écrire (parodie a l'envers!) sur la musique
de Mon Homme.
Miracle de l'adaptation! La crapuleuse chanson
de Mistinguett devenait, soudain, une chanson dis-
tinguée :
Très dignement, avancez,
Tournez, passez,
Puis, sur la pointe, glissez
Et souriez.
Que de grâce vous avez,
Belle marquise!
Tous deux, à présent, dansons,
Passons, glissons.
Ah ! vraiment, belle Lison,
Cette chanson,
Vous la dansez de fa?on
Tout a fait exquise!...
Micheline Grandier et Esther Lekain, deux artis-
tes qui sont aussi deux grandes dames, ont depuis,
maintes fois, chante la Pavane inattendue et rendu
à faire prendre au sérieux ces petites plaisanteries !
Bien mieux, on s'est parfois refusé à croire que j'en
étais i'auteur..
II y a quelques années, j'etais parti en guerre
contre la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique : guerre sainte et dont je devais
revenir victorieux. Vous pensez bien qu'on ne me
laissa pas chanter victoire. Je décidai de me venger.
J'allai trouver le rédacteur en chef du Courrier Musical, qui menait alors campagne contre la S. A. C.
E. M., et je lui proposai de publier, sous forme de
chansons, quelques petites rosseries. L'Assemblée
générale des sociétaires venait d'avoir lieu et de
nouveaux administrateurs avaient été nommés.
J'imaginai de donner un compte rendu humoristique de la première réunion du conseil. Chacun des
conseillers y allait de son petit couplet.
Jacques Ferny, comme il convenait, s'exprimait
sur l'air de la Visite presidentielle :
Vraiment, je ne m'attendais pas
Messieurs, à cet honneur insigne;
Mais de c't'honneur-là, nest-ce pas,
Je dois maint'nant me rendre digne.
Tout de suit', je l'ai constaté,
Vos circulaires sont lyriques,
Vos rapports sont de qualité.
Si j' suis I' pacha
D' la Chaptal et d' la Chauchat,
J' suis votre homme!
Si je puis fair' chanter
Tout ce que j' veux éditer,
J' suis votre homme!
Si j' puis arranger
Beethoven et Messager,
J' suis votre homme!
Si j' puis- êtr' directeur
Etant administraleur,
J' suis votre homme!
J' veux prouver, car j' suis malin,
J' suis très malin!
Q'on peut être à la fois au four et au MOULIN!
A son tour, le président Moreau, dont le plus cher
désir etait de voir rougir sa boutonnière, placait son
petit boniment :
Air : MUSIQUE DE CHAMBRE.
Messieurs, une voix seulement
A suffi par me faire élire.
Pour chanter votre devouernent,
J'ajoute une corde a ma lyre!
Maint'nant, j'vous l'dis modestement,
Messieurs, le nouveau ministère
S'honorerait, et bougrement,
En rougissant ma boutonnière.
Je ne suis pas, c'est positif,
D'une élégance exagérée
On m' trouv'ra plus décoratif
Quand ma jaquett' s'ra décorée.
Et Pierre Chapelle, qui avait guerroyé contre la
S. A. C. E. M. avant d'en devenir le vice-président,
chantait sur l'air de Le plus joli Rêve
Lorsque j'avais vingt ans,
J' faisais - c'est de l'histoire !
De beaux rêves de gloire.
- Les jeun's sont intrigants!
Directeur irrité
Du méchant SOCIETAIRE, J' rêvais d' flanquer par terre
Notre cher' Société.
Maint'nant, j' suis a la tête
D' son administration,
Messieurs, et l'on me prête
Les meilleur's intentions.
C'est d' bon cœur, je suppose,
Qu'on m' prêt' ?a. Mais si vous
T'nez a m' prêter quequ'chose,
Prêtez-moi donc ...cent sous !
D'autres encore prenaient la parole, et le petit
sketch se terminait par ce chœur des administra
teurs, sur l'air de La Marche des Cambrioleurs :
Nous n' sommes pas des voleurs,
Non ?a s'rait trop bête,
Nous somm's des percepteurs,
?a c'est bien plus chouette !etc.
Le papier etait signe L'Huissier indiscret.
Le lendemain du jour o? parut le Courrier musical, le hasard me mit en présence de mon ami Chapelle. Il était furieux!
- Je sais quel est l'auteur de cette rosserie, me
dit-il. J'ai reconnu sa manière. Quand je le rencon-
trerai - et tu peux le lui dire! - je lui casserai la
figure.
Tu I'as déjà rencontré, répondis-je... mais tu
as bien tort de lui en vouloir le pauvre gar?on a
tant de peine à se faire une réputation de méchant
homme! Et puis, ajoutai-je, je peux bien t'en faire
l'aveu : l'Huissier indiscret, le mechant homme,
c'est moi!
- Farceur ! me répondit Chapelle. Et it m'en-
traina a la terrasse d'un café voisin : u Si tu étais
chic, me dit-il, tu me ferais signer avec toi ta prochaine valse lente...
III. Une commande d'Yvette Guilbert
C'etait au temps o? je fréquentais chez Ondet.
Je venais d'entrer dans la boutique de l'éditeur, lorsque celui-ci, tout de go, me demanda : "Pourriez-
vous me faire tout de suite une chanson dont on
vous donnerait le sujet ?" Et it me confia : Yvette
Guilbert, après une longue absence, va repara?tre
sur la scène, mais elle a beaucoup changé... et elle
redoute l'étonnement qui ne manquera pas de troubler et de distraire le public quand il va retrouver,
engraissée et méconnaissable, la "dame aux gants
noirs" dont it se rappelle la longue et mince silhouette. Yvette voudrait qu'on fit pour elle une
chanson d'entrée et de rentrée, dans laquelle d'amu-
sante fa?on elle reprendrait contact avec la salle. Au
reste, Mme Yvette
Guilbert est là, dans mon bureau.
Elle va vous expliquer... Venez, je vais vous présenter.
- Ah! Monsieur, me dit Yvette, quel service vous
allez me rendre!... J'ai peur, je l'avoue, j'ai tres
peur ! Le public ne va pas me reconna?tre... Je voudrais alter au-devant de sa surprise, le préparer,
enfin, lui dire gentiment : "Eh bien oui c'est moi !
J'ai pris de l'embonpoint.: Entre nous, j'en avail un
peu besoiin..: mais je siuis toujours Yvette, celle que
vous avez aimée, fêtée... ? Et tout ceci, cher mon-
sieur, je voudrais le dire sur fair d'une de mes chansons. Ain'si, mes auditeurs seraient tout de suite
dans l'attnosphère. Vous voulez bien essayer?.. Oh!
vous êtes gentil! Mais it me faudrait cela le plus tôt
possible. Dès que vous aurez trouvé votre premier
couplet, venez chez moi, me le montrer.
Deux jours après, la chanson était écrite. Elle se
composait de trois couplets, sur l'air de Ma grosse
Julie. J'en ai oublie deux. Je ne me souviens que du
second, le plus mauvais :
"Jadis, j'etais minc' comme un fil :
On n' me distinguait que d' profil.
Quand j' paraissais, la min' revêche,
J'avais l'air d'un' pauv' nourric' sèche,
Aujourd'hui, ce bon M'sieu Brieux,
En m' voyant, roul'rait de grands yeux,
Et d'luquant ma poitrin' puissante,
Me prendrait pour un' "rempla?ante".
Dans des chansons très égrillardes,
Aut'fois, j' blaguais les gross's nounous.
Et j' parlais en phras's goguenardes,
D' leurs nichons trop lourds et trop mous.
Et l'on disait de bas en haut,
Tout d' même, elle en a un culot!
Ell' qui n'en a pas! C'est vexant
D' l'entendr' dir' du mal des absents!...
Maint'nant, j'ai bien l'droit d'être bavarde
:
J' suis rondouilla-a-a-arde !
Je m'étais fait conduire en fiacre au magnifique
hôtel que possedait l'artiste, tout là-bas, du côté
des fortifications: L'ascenseur s'etait élevé doucement, et je me trouvais entre le deuxième et le troisième étage, lorsque la mécanique brusquement
s'arrêta... J'essayai en vain de remettre en marche
l'appareil. "Mauvais présage !" pensai-je. Je me
décidai à appeler. Le portier accourut a mon secours, L'ascenseur repartit enfin et j'arrivai, un peu
confus, devant Yvette
Guilbert qui, sur le palier,
riait de mon effroi.
Mais bientôt je ne pensai plus à la fâcheuse panne.
Yvette trouvait la chanson a son goût et ne demandait qu'une modification insignifiante.
Nous étions maintenant de grands amis.
- Je veux, me dit-elle, que,vous me fassiez une
série de chansons. Il me faut un nouveau répertoire; et j'ai une idée... Polin a des chansons charmantes que lui a données Rimbault; je voudrais
quelque chose daps la même couleur : des couplets
o? je serais la femme du bon gros cavalier, sa bonne
amie, sa payse, sa promise, la nourrice... Vous avez
compris, n'est-ce pas? Ce serait très amusant. En
attendant, je vais travailler notre chanson. Revenez
à la fin de la semaine; je vous la chanterai au
piano.
Je m'en fus, ravi; mais je me gardai bien de prendre l'ascenseur...
La chanson etait répétée, sue, mise au point.
Yvette l'avait même chantée un soir devant quel-
ques intimes, et Dominique Bonnaud avait bien
voulu, le lendemain, m'adresser les plus flatteurs
compliments. Une carrière magnifique s'ouvrait devant moi! Fournisseur attitré d'Yvette
Guilbert !..
L'honneur n'était pas mince !
La rentrée de la célèbre artiste, engagée à l'Olympia, était annoncée par tous les journaux. Le soir
de la première, on s'ecrasait devant le contrôle.
J'avais mis mon plus bel habit, sorti de sa cha-
pelière mon plus brillant huit-reflets, et au milieu
des fauteuils, indifférent au spectacle, j'attendais
le tour d'Yvette
Guilbert... Elle parut enfin, saluée
par une salve d'applaudissements.
L'orchestre attaqua la ritournelle... Eh! quoi!...
Ce n'était pas celle de ma chanson.! ... " La maladroite" ! Sa chanson d'entrée, sa présentation, elle
ne la pla?ait pas au début de son programme ?...
C'était stupide, absurde!...
Yvette chanta une autre chanson, puis une autre
encore, puis quatre, puis cinq, puis dix! mais pas
la mienne!...
Je rentrai chez moi, le oceur serré comme si je
venais d'etre victime d'un véritable malheur.
Le lendemain, j'écrivis à la divette une lettre
brave et très digne, ou j'exprimais le désir de savoir
quelle raison grave et impérieuse l'avait obligée à
supprimer de son programme les couplets qu'elle
avait bien voulu trouver en tous points réussis...
Je ne recus pas de réponse. Vingt ans passèrent. Un
jour que j'étais venu l'applaudir au cours d'une bril-
lante conference de Mme Dussane, je me hasardai
à rappeler a Yvette
Guilbert cette vieille aventure.
Elle l'avait oubliée...
- Eh bien! me dit-elle, envoyez-moi la chanson;
il est toujours temps de la chanter.
- Hélas! repondis-je, elle a bien vieilli! Et j'ai
pensé qu'il y avait maintenant une autre chanson à
faire...
- Rosse?...
- Non, mélancolique, celle-là!
IV. Pourquoi je ne suis pas revuiste
Un jour que je déambulais sur les Boulevards,
je vis venir a moi le compositeur Georges Georges,
l'ex-chef d'orchestre du théâtre des Celestins de
Lyon, avec qui j'avais autrefois collaboré
- C'est le ciel qui vous met sur mes pas, me
dit-il; j'ai un service à vous demander... Vous allez
tirer d'embarras un de mes bons amis, et faire en
même temps une intéressante petite affaire.
Et Georges Georges m'expliqua
Voila : Mon ami Paul Derval, qui est le secré-
taire général des Capucines, est tres embêté... Michel
Mortier, son directeur, avait, pour ses Capucines de
Nice, commandé une revue a un de vos confreres
et celui-ci n'en a pas encore écrit une ligne ! Or,
la troupe va partir; les répétitions doivent commencer dans quinze jours! Derval n'a pas osé avertir
Mortier et il s'arrache les cheveux... Pourriez-vous,
en une semaine, mettre un livret sur pied ? Vous
tireriez mon ami d'un sacre pétrin!...
Et comme j'hésitais, mesurant l'importance de la
tâche.
- Je vous en prie, insista mon collaborateur,
allez de ce pas trouver Derval, rue Blanche, o? il
fait répéter la première partie de son spectacle.
Voici ma carte. Présentez-vous de ma part.
Je me rendis a l'adresse indiquée. Paul Derval
in'accueillit fort courtoisement, mais ne me cacha
pas que l'expérience lui paraissait bien téméraire.
- Vous n'avez jamais fait de théâtre, et vous
croyez pouvoir, en huit jours... Enfin, essayons...
Prenez la peine de venir me soumettre après-demain, chez moi, vos premieres scènes...
Je regagnai en hâte mon Quartier Latin et, sur-le-champ, me mis à la besogne. Le surlendemain, j'apportais mon premier acte traité à la manière d'une
opérette, avec une intrigue reliant les scènes. Derval
me le laissa lire jusqu'au bout.
Eh bien, je suis très content, me dit-il. Inutile
de m'apporter les autres scènes; je tiens seulement
a voir les finales et à les régler moi-même. Venez
travailler avec moi, un tout prochain soir.
L'avant-veille du jour fixé pour le départ, j'étais
chez mon collaborateur.
?a va très bien, me dit Derval, Mortier va être
ravi. Maintenant, rentrez vite chez vous, et faites
votre malle dès aujourd'hui. N'oubliez pas que nous
prenons le train demain soir à neuf heures a la gare
de Lybn, et surtout pensez à emporter votre manuscrit....J'allais sortir quand je songeai qu'il serait convenable que je fusse, sans plus attendre, présenté à
mon directeur.
- Oh! c'est bien inutile, me dit Derval, Mais si
vous y tenez...
Il fut entendu que nous verrions ensemble le patron le lendemain, rue Blanche, o? Mortier devait
réunir sa troupe:
J'arrivai a l'heure dite au rendez-vous: Derval
n'était pas là. Le directeur; nerveux, allait de l'un
à l'autre, donnant des ordres.
Au bout d'un quart d'heure; craignant de paraltre
indiscret, je crus devoir m'avancer vers M. Motier :
- Vous avez bien voulu, lui dis-je, mon cher
directeur, me faire l'honneur de me commander...
Mortler m'arrêta net :
- Vous commander ?... Vous commander quol ?
Je ne vous ai rien commandé du tout !
interloqué, je balbutiai
Je veut dire que M. Derval, votre secrétaire,
a bien voulu me charger d'écrire... erifin me demander une revue, et je...
Paul Derval entrait a ce moment
- Quest-ce à dire, Derval, cria Mortier, vous
avez commandé une revue à Monsieur`?...
L'autre expliqua
- La revue de X... n'etait pas prête, alors j'avais
pensé...
- Mais c'est ridicule ! Je ne veux pas de la revue
de Monsieur !
Et, se tournant vers moi
- Je vous l'ai dit, monsieur, je ne veux rien de
vous !...
Je devins pâle :
- Vous, .vous trompez, répliquai-je; vous ne me
connaissez pas; vous ne m'avez jamais vu-! Laissez-
moi au moins vous expliquer...
Mais l'entêté bonhomme ne voulait rien entendre
-Mais si, Monsieur, mais si, je vous connais...
vous vous appelez...
- Georges Mil...
- Oui, Georges, Gaston... n'insistez pas, c'est
inutile. Et puis, quel titre votre revue ?
- C'est gentil d'etre venu !
- C'est idiot! monsieur, idiot! ce n'est pas un
titre de revue.
Je commen?ais à perdre mon sang-froid
- C'est le titre d'une chanson en vogue, répliquai-je, et qui permet un excellent finale... mais je
suis, croyez-moi, capable, si vous y tenez,d'en trouver un autre...
Et it me tourna les talons.
Si pareille aventure m'arrivait aujourd'hui, je
n'aurais pas la même patience; mais j'etais littéralement abasourdi.
- C'est un absurde malentendu, me dit Paul
Derval en me reconduisant. Ne vous désolez pas et
ne défaites pas votre malle. Je vais essayer d'arranger ?a. Dès que j'aurai pu causer avec le patron, je
vous enverrai un pneumatique.
Je re?us en effet un pneu quelques heures après
"Rien à faire, me disait Derval, Mortier prétend
qu'il vous connait très bien et il ne veut à aucun
prix monter une revue de vous! Je suis désolé! Mais
j'espère avoir un jour l'occasion de vous dedommager."
Ce n'est que des années plus tard que j'eus l'explication...
Un jeune auteur dramatique, dont le menton
s'adornait, comme le mien, d'une barbe 'romantique,
était venu maintes fois soumettre au directeur des
Capucines des pièces que celui-ci avait impitoyablemlent refusées. Mon confrère etait tenace : quand'on
le mettait à la porte, it revenait par la fenêtre, et
las, a la fin, de son insistance, Mortier avait jure de
ne plus le recevoir... En me voyant, it avait cru se
trouver en présence du solliciteur. Ii avait pris ma
barbe pour celle de l'autre !
M. Paul Derval est aujourd'hui l'heureux directeur des Folies-Bergère. Je suis sûr que si je lui
apportais demain, une scène de revue, it ferait l'impossible pour l'utiliser. Je m'en garderai bien; j'au-
rais peur de lui apporter la guigne !